Les faiblesses de l'habiter - Tanella Boni

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Dans le cadre du vernissage du livre Figures de la faiblesse à Fribourg, une concrétisation du partenariat entre le Secrétariat d’État à la Formation, à la Recherche et à l’Innovation suisse, l’Institut d’Études Avancées de Nantes et l’Université de Fribourg, la romancière, poétesse et philosophe ivoirienne Tanella Boni a donné une conférence intitulée Les faiblesses de l’habiter.

Propos recueillis par Marc-Henry Soulet.

La poétesse ivoirienne Tanella Boni à Epinal en 2006 - cliché de Jean-Michel Marche

Toute votre œuvre, poèmes, romans ou essais philosophiques, est traversée par une interrogation récurrente, celle de l’habiter. D’où est née cette préoccupation et de quoi se nourrit-elle ?

C’est sans doute une longue histoire, tout à fait personnelle. J’ai pris très tôt conscience qu’il y a des arbres et toutes sortes d’animaux autour de nous. Nous en consommons certains, nous nous soignons avec d’autres (herbes et plantes par exemple). Et puis j’ai appris dès l’enfance que l’espace n’est pas homogène, que tout arbre n’est pas à couper ou à déraciner parce qu’on a envie de faire place nette autour de soi. On protège certains arbres (fromagers, baobabs et d’autres). Il y a donc d’autres vivants dont les humains ont besoin, pour se nourrir, pour se soigner, pour protéger le sol etc. On fait attention à ne pas détruire ce qui est déjà là. Lire des livres sur ces questions est venu après. Et j’ai aussi écouté toute une littérature orale sur la cohabitation entre humains et d’autres vivants.  

Dans cet habiter le monde en humain, une grande place est faite aux liens, à soi, aux autres, aux choses. Habiter le monde ne peut donc être qu’un habiter ensemble pour vous ?

Nous vivons dans un monde où la question de l’altérité est une vraie question. Nous ne pouvons plus nous contenter du « qui suis-je ? », question incomplète tant qu’elle ne s’accompagne pas du « où suis-je » ? Qu’est-ce que je peux faire avec l’autre, même si nous sommes loin d’être des « amis » ? Dans quel espace (continent, pays, territoire, ville, etc.) habitons-nous ? Comment les femmes et les hommes, de cultures, de croyances, de langues différentes qui vivent dans un même monde si divisé (Nord, Sud, Est, Ouest) peuvent-ils protéger la terre habitable ? La seule manière de pouvoir cohabiter c’est d’apprendre à se parler. Or on ne peut établir des liens si on ne se parle pas. C’est comme dans une famille. Se parler, cela ne veut pas dire seulement s’exprimer avec des mots. Les gestes et les actes comptent, les regards aussi. Il faut y mettre la manière. Il y a la fréquence des bonjours et des bonsoirs par exemple. Il y a aussi l’attention, la bienveillance, la solidarité qui montrent que l’autre compte à nos yeux. Mais nous savons bien qu’il y a des relations sociales tout à fait intéressées, de l’ordre du donnant donnant ou du « si tu me donnes un coup de pouce, je te fais la courte échelle ! ». Dans l’habiter dont je parle, les liens ont partie liée avec le temps, la solidité et la profondeur, une certaine vérité qui n’est pas un faux-semblant, un « fake-news », ou un rapprochement éphémère…

Dans toute votre œuvre, revient un leitmotiv, l’exigence d’un circuler librement pour donner corps à notre existence humaine, faute de quoi le risque est grand de rester enfermé dans une identité asséchée et enchâssé dans un entre-soi délétère. N’est-ce pas douce rêverie de votre part quand la réalité nous renvoie chaque jour à l’érection de nouveaux murs, au durcissement des frontières, aux déplacements forcés ou bien encore aux migrations économiques ou climatiques ?

Oui, je crois qu’il est permis de rêver, voilà pourquoi je suis aussi poète. C’est bien parce que je suis consciente de cet état du monde « barré » de frontières que j’en parle tant. Partout, il y a la tentation de vivre entre-soi mais ce n’est pas tout. Juste un exemple, c’est la période de Noël, le chocolat circule dans le monde, sans frontière. Il est visible partout, sous toutes ses formes. Il traverse allègrement toutes les frontières. Le cacaoyer n’existe, pour l’instant, que dans certains pays, le chocolat lui se fabrique et se consomme partout. Ces pays dits du « Sud » produisent la matière première, sur des sols qui auraient pu servir au développement d’une agriculture vivrière locale. Y a-t-il des frontières pour certaines marchandises, même s’il y a des taxes douanières ? Donc le rêve est permis puisque les défis à relever aujourd’hui, pour l’Afrique, sont énormes.

Pour conclure, revenons à votre conférence de Fribourg, où situez-vous les faiblesses de l’habiter et de quoi sont-elles faites ?

Ce que j’appelle « faiblesses de l’habiter » renvoie aux manières d’être, de penser et d’agir de l’humain qui ne se conduit pas toujours de manière rationnelle, ni raisonnable. Les faiblesses de l’habiter sont celles du lien avec soi, avec les autres, avec les choses, avec d’autres vivants. Je vais revenir à quelques exemples que j’ai cités dans mon propos. Dans les villes africaines, construire des maisons avec des matériaux inadaptés comme pour montrer que l’on et riche, grand, ou « quelqu’un », me semble être une des faiblesses visibles de l’habiter. Des tonnes de sable extrait d’une lagune, d’une rivière ou d’un autre lieu naturel qui, par la suite, sera soumis aux aléas climatiques Des propriétaires construisent des clôtures qui, au fil des ans, deviennent des forteresses imprenables tandis qu’en face les « cours communes » restent toujours communes. Par ailleurs abattre les arbres, y compris des arbres fruitiers, des manguiers par exemple, comme si l’arbre était devenu un obstacle majeur à l’habitabilité d’un lieu, n’est pas soutenable. Deuxième série d’exemples : à propos de la nourriture. L’humain a besoin de se nourrir. C’est un droit. Comment maîtriser ou choisir une alimentation favorable à la protection de la vie sous toutes ses formes ? La plupart des États qui parlent de souveraineté politique et économique oublient ces vraies questions. Plus précisément, on se demande ce qui se passe, par exemple, autour de ce que certains appellent les « superaliments », extraits de moringa olifeira, de baobab (adansonia digitata) etc.  Il existe de plus en plus une très forte demande de ces aliments, de la part d’autres pays, notamment européens. S’agissant du baobab, arbre à croissance lente, ne va-t-on pas vers une raréfaction de l’espèce ? En outre, la mode de ces superaliments profite-t-elle d’une manière ou d’une autre aux populations africaines ? Un dernier exemple : le thaumatococus daniellii, plante que l’on trouve sur les côtes ouest-africaine, qui traditionnellement sert de feuille d’emballage d’aliments et dont les fruits rouges sont consommables est aujourd’hui exploitée à l’échelle internationale. En Côte d’Ivoire, la feuille a pour appellation « feuille d’attiéké » (j’en parle dans mon dernier livre pour adolescents publié en 2020, sous le titre Une feuille pas comme les autres). Il se trouve que de ce fruit est extraite une substance qui sert d’édulcorant (E957, voir sur les étiquettes de yaourts, biscuits etc.) . Pendant ce temps, l’utilisation traditionnelle de la plante est abandonnée au profit du plastique. Aujourd’hui, sur les marchés de Côte d’Ivoire, l’attiéké – la semoule de manioc locale – est servie uniquement dans du plastique ! Cela fait partie de ce qu’on pourrait appeler l’inégal « distribution de la nourriture », une des faiblesses de l’habiter.

Même s’il n’est pas facile de saisir ces « faiblesses de l’habiter » (elles sont parfois insaisissables), elles sont bien présentes dans les manières de construire des maisons – des lieux d’habitation, des quartiers –, dans les manières de se nourrir et de se déplacer, de migrer, par- delà les frontières, par nécessité ou par choix. Elles concernent aussi les domaines de l’éducation et de la santé., de même que les rapports entre les hommes et les femmes où, bien présentes, elles ne sont pas toujours visibles ou perceptibles.  Ces faiblesses pourraient être de l’ordre du « ressenti » que l’on a de ce que quelque chose ne va pas, dans une situation donnée : une injustice, un manque, une discrimination, une rupture, un inachèvement. L’habitation est faite d’inconfort et d’incomplétude, là où se cachent ces faiblesses. Nous ne trouvons pas toujours nos « zones de confort » Voilà pourquoi le mieux- être est un combat de longue haleine. Il arrive donc que l’on quitte son lieu pour « aller se chercher » comme on le dit en Côte d’Ivoire. Le migrant n’est pas faible par là où on le croit mais bien parce qu’il entre dans la spirale de l’indifférence, quand sa vie d’humain n’a plus d’importance, devenue sans relief, sans valeur, aux yeux de l’autre humain.