Dans la maison des autres. Allemagne-Pologne, 1945 : appropriation, cohabitation.
Thomas Serrier
Les renversements sémantiques sont toujours fascinants : ils conduisent à réinterroger un objet de recherche, en même temps que l’on s’interroge sur la pertinence et les contours du nouveau paradigme.
Exemple actuel, " l’appropriation culturelle ". On admettra sans trop de difficultés que l’usage contemporain de ce concept désignant l’usage d’artefacts d’une autre culture par les membres d’une culture différente – sous-entendu dominante - s’est fait dernièrement, dans le contexte du débat postcolonial, sur le mode de la stigmatisation, voire de l’interdit. Cette nouvelle acception essentiellement polémique, qui s’exprime au travers les accusations réciproques lancées autour de la " cancel culture ", ne peut en revanche que surprendre un spécialiste formé à une tout autre configuration des débats. Je veux parler des débats historiques qui fleurirent en Europe centrale et tout particulièrement dans le champ historiographique germano-polonais au cours des années 1990, après la chute du communisme et l’ouverture des frontières. Le contexte, porté par un Zeitgeist ouvert au dialogue interculturel et aux coopérations scientifiques transnationales, était propice à une critique commune des " grands récits " collectifs, élaborés de part et d’autre de cette grande ligne de partage des cultures mémorielles que constitua le " Rideau de fer ". Des thèmes enfouis ou grossièrement déformés par les idéologies de la Guerre froide – les fameux " tabous de l’Histoire " – opérèrent leur grand retour, posant des questions souvent douloureuses car mettant en cause certains mythes profondément enracinés, comme le mythe de l’innocence (contredit dans le réel par les crimes du communisme, la réalité des collaborations et des formes de participations locales à la Shoah, l’homogénéisation ethnique forcée).
Parmi ces " mémoires retrouvées " figuraient en bonne place le chapitre traumatique de l’expulsion violente des populations allemandes, et, comme enjeu de long terme, le rapport des habitants polonais à l’héritage pluriculturel de leur nouvelles " petites patries ", dans les gigantesques territoires annexés au nord et à l’ouest. Rappelons d’une part l’ancienneté et l’importance de l’empreinte germanique dans ces anciens territoires orientaux de l’Empire, certes pluriethniques mais à claire dominante allemande, telles la Prusse orientale, la Silésie ou la Poméranie jusqu’en 1945 ; d’autre part le poids du nombre. Dans le maelstrom des migrations forcées en Europe centrale et orientale au sortir de la guerre, les Allemands d’Europe centrale constituent, et de loin, le plus gros contingent. En comptant les Reichsdeutsche - habitants du Reich - installés dans les provinces orientales, à Königsberg, Tilsitt ou Breslau, et les Volksdeutsche – Allemands ethniques, installés à l’extérieur des frontières (Sudètes, Baltique, Galicie, Transylvanie, Volga, etc.),, depuis le moyen âge ou l’époque moderne, ce sont 12 millions de personnes déracinées au bas mot, remplacées dans les nouveaux territoires occidentaux de la Pologne, à l’est de l’Oder et de la Neisse, par 4 millions de Polonais qui s’installèrent, ou furent installés, dans les maisons des Allemands. Du point de vue de la recherche, le rapport à l’habitat étranger " récupéré " en 1945 dans les villes ravagées et les campagnes dévastées posait un faisceau de questions allant des aspects juridiques aux pratiques sociales et culturelles : usage de l’héritage mobilier et immobilier, respect du patrimoine, symbolique des appartenances. Comment les villes de Danzig, Stettin, Breslau étaient-elles devenues Gdańsk, Szczecin, Wrocław ? Et comment leurs habitants polonais d’après-guerre s’étaient-ils familiarisés avec leur nouvel environnement jusqu’à s’y sentir chez soi (à partir de la seconde génération le plus souvent) ? Question – foncièrement anthropologique – englobant l’appropriation matérielle, mais aussi " culturelle " et symbolique dans des " paysages culturels " (cultural landscapes) marqués d’une empreinte étrangère, hostile. Entre recherches sur les violences extrêmes, enquêtes sur les " blancs " de la mémoire, et nouveau paradigme des " transferts culturels " germano-polonais (Karol Sauerland), les pratiques sociales subsumées sous les termes de kulturelle Aneignung/kulturowe zawłaszczenie ne sont alors pas automatiquement décriées. L’effort de définition et d’analyse porte sur la différence typologique entre une appropriation négatrice de l’Autre - caractérisée par un usage utilitaire et immédiat, l’importance du vandalisme, les gestes de " dégermanisation " symbolique (Bernard Linek), sauvages, ou ordonnés par les autorités, qui domine dans les premières décennies d’après-guerre -, et une appropriation " ouverte " entée sur le multiculturel et la " reconnaissance " progressive de l’Autre - autre notion-clé des années 1990 (Taylor, Honneth, Ricoeur). De simples " dépositaires " chargés de conserver de façon neutre le patrimoine allemand, comme le philosophe et dissident anticommuniste Jan Józef Lipski l’avait réclamé dans un essai pionnier des années 1980, les Polonais des territoires " anciennement allemands " (poniemieckie) de l’Ouest, étaient incités, parallèlement au rapprochement germano-polonais en cours, à se percevoir comme les véritables " cohéritiers " (Robert Traba) d’un " patrimoine européen partagé " (Andrzej Tomaszewski). C’est à eux qu’incombait désormais l’initiative dans la codéfinition d’un " régionalisme ouvert " (Traba) avec les anciennes communautés disparues (Allemands, Juifs), fondé sur une connaissance plurielle du passé et l’assomption commune des responsabilités présentes.
Faut-il s’étonner que la littérature, des poètes Adam Zagajewski (Breslau/Wrocław) et Kazimierz Brakoniecki (Allenstein/Olsztyn) à la romancière Prix Nobel de littérature 2018 Olga Tokarczuk (Haute-Silésie), en passant par les auteurs de Danzig-Gdańsk Paweł Huelle et Stefan Chwin ait au plus haut point contribué à cette appropriation mentale de paysages peuplés de ruines et de fantômes ? Les " géorécits " semblent, de fait, essentiels à cette revitalisation, qui donne sens aux manières d’habiter un lieu – " géorécits " que Béatrice von Hirschhausen définit comme " une mise en intrigue de l’histoire d’une société, incorporant sa dimension spatiale […] [qui] noue l’espace d’expérience (jusque dans sa dimension géographique) aux horizons d’attente d’un groupe social " (Les provinces du temps. Frontières fantômes et expériences de l’histoire, CNRS éditions, 2023, p. 246). Concluons donc avec un autre géographe : " Habiter, écrit Olivier Lazzarotti dans Habiter le monde (Documentation française, 2014, p.11), n’est pas seulement pratiquer. C’est aussi trouver les mots, les images, les sons tout autant que les représentations et les inconscients de toutes sortes qui accompagnent ces pratiques ". Dans les innombrables espaces " postmulticulturels " de l’Europe (Iouri Androukhovytch), marqués par la disparition entière de communautés et l’effacement des traces de leurs cultures, la reconnaissance de la pluralité refoulée des héritages a semblé ouvrir une brèche d’avenir. Enjeux existentiels, entre mémoire des lieux et lieux de mémoire, entre espaces d’expérience et horizons d’attente, soumis à des vues parfois divergentes. D’où l’opposition tenace des tenants habituels du chauvinisme, incarnés par le PiS dans la Pologne des années 2000 et 2010, à cette réinstauration symbolique d’une cohabitation disparue. Laquelle figurerait, en effet, un tout autre type " d’appropriation culturelle ", ouverte et partagée, loin des anathèmes présents.