L’eau montait
Michelle Szkilnik
La Loire et l’Erdre ne formaient plus qu’un seul fleuve monstrueux. L’écluse était noyée. Le trio des directrices, au poste de commande du 4e étage, ne cachait plus son inquiétude. Des inondations, l’Institut en avait connues et cela faisait quelques années que le rez-de-chaussée, l’amphithéâtre Simone Weil, la salle de réunion avaient été abandonnés aux civelles et aux silures. Les chercheurs avaient pris l’habitude de circuler en barque entre leur appartement et leur bureau. Des échelles de coupée permettaient d’accéder à la terrasse du premier étage et c’était un joyeux spectacle deux fois par jour que celui des chercheurs dans leurs cirés jaunes, capuches rabattues sur les yeux, se hissant avec plus ou moins d’élégance sous la pluie diluvienne et au milieu des éclats de rire.
Mais cette crue dépassait tout ce que les scientifiques avaient pu anticiper. L’heure était grave. Ce lundi matin, bousculant l’emploi du temps fixé de date immémoriale, la direction réunit les chercheurs et les pria instamment de mettre les ressources de leur imagination et de leur intelligence à sauver l’Institut : pourquoi les avait-on choisis, après tout, sinon pour leurs capacités à inventer un monde nouveau ? Il y aurait une nouvelle réunion à 17h et chacun devait se présenter avec une solution. Du café et des sandwichs seraient à leur disposition dans le club, mais pas de déjeuner.
Toute la journée, on aurait pu voir les chercheurs studieusement penchés sur les livres dans la bibliothèque (le système informatique, inutile de le préciser, était hors d’usage). A 17h, chacun se présenta timidement devant le formidable trio. Il faut dire que de solutions, ils n’en avaient pas et souffrant soudain du syndrome de l’imposteur, ils auraient donné beaucoup pour être restés dans leurs pays d’origine (d’autant que les pays africains, eux, n’étaient pas affectés par le déluge). Tous confessèrent à tour de rôle leur échec. Seule une petite Indienne, menue et chenue, déclara avoir trouvé sur les rayonnages un livre de Claude Roy intitulé La Maison qui s’envole, évoquant une maison qui larguait les amarres. On pouvait peut-être tenter quelque chose du même genre ? Malgré les regards narquois et les sourires mal dissimulés, les directrices ordonnèrent d’insérer des coins de bois sous le plancher du premier étage ; on positionna en face personnels et chercheurs munis de petits maillets.
Au signal, chacun se mit à frapper rythmiquement et à l’unisson sur son coin. Des gémissements inquiétants se firent entendre, mais le bâtiment, soudain allégé, se mit à glisser sur l’eau. Émerveillés, les chercheurs, le personnel, les directrices, de la terrasse devenue pont avec son bastingage, regardaient filer au loin les berges de la Loire. « Fluctuat nec mergitur ! », s’exclama avec enthousiasme l’un des chercheurs, frotté de latin, et que ses pairs, incidemment, jugeaient un brin pédant. Le grand navire passa Paimboeuf et Donge. Arrivé à Saint-Nazaire, il prit spontanément la route du Sud. On l’aperçut au large de Dakar, d’Abijdan et de Sao Tomé.