#15 ans de l'Institut - Sara Keller - Résonance architecturale

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Résonance architecturale

Sara Keller

La pratique architecturale nous a habitué à concevoir le fait d’habiter comme une intervention active sur l’environnement : ce-dernier est domestiqué par une domination mentale et pratique du territoire. 

ALLEE JACQUES BERQUE SOIR

Ainsi l’isolation d’un espace, sa consécration rituelle et sa transformation matérielle permettent-elles de garder le contrôle sur le chaos inhérent de la nature et de façonner un territoire alternatif, manipulé, où n’ont pas prise les dangers spirituels ou matériels. Les premiers architectes, rappelons-le, avaient une fonction sacerdotale qui leur permettait de créer, par le rite comme par la construction, un espace sécurisé et protégé des démons, de l’impureté et des dangers environnementaux comme les contrariétés climatiques, sonores ou visuelles. Dans l’Inde ancienne, le tracé du territoire urbain était symboliquement réinvesti chaque année par une procession circumambulatoire, le nagarapradakṣiṇā, au cours de laquelle l’idole de la cité était transportée le long du chemin qui marquait le tracé originel du territoire urbain. Ce tracé rituel signalait la frontière entre le monde consacré et habité du monde sauvage dangereux, pollué et chaotique (désigné dans la littérature védique comme l’āraṇya). “Dirt is dangerous” affirmait l’anthropologue Mary Douglas dans son œuvre séminale « Purity and Danger », où elle développe la notion de danger au cœur des traditions et des discours sur la pureté rituelle et symbolique, sur les rites de purification et sur les pratiques d’exclusion par la pollution (Douglas 1966 : x). Ainsi, il faut voir une notion de danger dans les diverses traditions, religieuses ou séculaires, qui utilisent l’architecture comme un outil d’agencement du monde mental et physique. Habiter signifie alors ordonner et sécuriser le monde.

On observe toutefois que cet ordre induit une fixité, qui, en prise avec le mouvement inhérent du monde, engendre des points de tensions aux frontières de l’espace naturel et de l’espace anthopogénisé. Ainsi le chemin de nagarapradakṣiṇā des villes indiennes passées s’est-il souvent trouvé empiété, déplacé ou effacé par l’essor et les nouveaux besoins urbains. De façon similaire, la crise sanitaire du Covid-19 nous a révélé un monde en souffrance face à la séparation dogmatique entre l’homme et la nature, comme je le mentionnais dans le dernier ouvrage collaboratif de l’IEA de Nantes (Covid-19 : Tour du Monde 2021). L’attitude dominatrice de l’homme envers la nature a créé une séparation parfois dramatique entre la nature et son occupant.

Pourrait-on au contraire imaginer une occupation relationnelle du monde où l’humain se verrait et agirait comme en lien et en continuité avec le vivant ? C’est ce que propose le sociologue allemand Hartmut Rosa avec sa théorie de la résonance. Pour Rosa, seule une mise en relation au monde, ou Weltbeziehung, peut rétablir un lien nécessaire pour une vie réussie. Comme pour la résonance acoustique, la résonance sociale est un lien subtil, ou une communication intangible, entre les êtres et les objets. Mon livre sur la résonance architecturale applique cette théorie à la création et la manipulation des espaces. Il met en lumière l’existence précoce de stratégies qui visent à créer des liens de résonance entre le bâti et le vivant : ce furent notamment les unités de mesures, les systèmes de proportions et les théories de contrastes volumiques et lumineux. Inspirés par l’idée de résonance, peut-être saurons-nous dorénavant développer de nouveaux protocoles capables de nous faire ressentir et vivre notre continuité avec la nature.

Sara KELLER