« Cultivons notre jardin ». Comment habiter le monde méditerranéen à l’époque de Voltaire ? L’exemple d’une colonie hongroise en Turquie
Ferenc Toth
La célèbre phrase tirée de la conclusion de la fin du roman de Voltaire, Candide ou l’Optimisme, n’est pas sans rapport avec la colonie hongroise en Turquie, car l’auteur plaça son héroïne Cunégonde « sur le bord de la Propontide » chez un prince hongrois, François II Rákóczi, qui résidait à la fin de sa vie dans la ville de Rodosto, aujourd’hui Tekirdag en Turquie, non loin d’Istanbul.
Cet endroit était destiné aux réfugiés hongrois après l’échec de leur guerre d’indépendance (1711) et conformément au traité de paix de Passarowitz (1718) la colonie hongroise bénéficiait d’une sorte d’immunité diplomatique. Elle avait des propriétés, un entretien régulier et jouissait d’une autonomie relativement importante ayant un chef en la personne du prince et après sa mort son fils et ses généraux. Peu après l’arrivée des exilés hongrois à Rodosto, ils constituèrent un espace d’habitation d’exilés au centre de la ville. D’après le chroniqueur Kelemen Mikes leurs premières impressions étaient assez mitigées : « À peine monsieur Bercsényi est-il arrivé ici qu’il a immédiatement fait une anagramme du nom de la ville, qui a donné : ostorod (en hongrois: ton fléau). Cela sied fort bien aux exilés. » D’après l’étude des sources, la colonie hongroise se développa rapidement en un centre diplomatique et intellectuel jouant un rôle d’intermédiaire entre les ambassades européennes et la Porte ottomane. La petite communauté hongroise changea bientôt la ville : la chapelle fondée par le prince Rákóczi devint bientôt la paroisse catholique qui ajouta une nouvelle touche à cette petite ville multiethnique où plusieurs religions coexistaient dans un esprit de tolérance et respect mutuel comparable à la Transylvanie surnommée « le Jardin des fées ». Quelques années après, le même Mikes écrivit ainsi dans ses Lettres de Turquie: « Nous voici désormais devenus de braves gens tenant feu et lieu, et j’aime déjà tant Rodosto... que je ne puis oublier Zágon (son village en Transylvanie). »
Les agents du prince Rákóczi contribuèrent à la connaissance géographique de ce territoire : ils levèrent et dessinèrent des cartes précises, notamment celles de la région de la mer Marmara par son ingénieur-diplomate danois, Poul Bohn, tandis que son chargé d’affaires à la Porte, Ibrahim Müteferrika, les publia même dans son imprimerie ottomane. Ils étaient souvent à l’origine des initiatives diplomatiques et des réformes dans la modernisation de l’Empire ottoman. Petit-à-petit cette ville devint un important relais dans la navigation entre Constantinople et les Dardanelles. Les membres de la communauté hongroise s’intégraient dans la société levantine locale et construisirent leur propre écoumène, une habitation comparable au « jardin » voltairien qui représentait le monde confié par la Providence à ses habitants afin de le rendre meilleur, de le faire prospérer et d’y travailler pour les progrès humains.