#15 ans de l'Institut - Ziad Elmarsafy: D'autres façons d'habiter le monde : Faire et défaire le triangle RME

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Dans le cadre de la célébration des 15 ans de l'Institut, un appel à contributions a été soumis à tou.tes les ancien.nes Fellows et membres du Conseil Scientifique. Une simple demande, produire un court texte sur un des thèmes suivants :

  • Variation autour de « Habiter le monde autrement »
  • Imaginaire : que sera devenu l’Institut d’études avancées de Nantes dans 15 ans ?

Voici leurs réponses !

c Camille Hervouet

Other ways of inhabiting the world: Making and unmaking the RMS Triangle

Ziad Elmarsafy, member of the Scientific Advisory Board of the Institute

 

Dans La maison des morts, Dostoïevski définit l'homme comme une créature capable de s'habituer à tout. L'humanité s'est récemment habituée à des formes de cruauté et de violence jusqu'alors inconcevables.

Une autre façon d'habiter le monde pourrait être de s'y déshabituer. Pour rendre le monde plus habitable, il faut, pour paraphraser Luc Boltanski, rendre la réalité inacceptable.

Au cours des trois dernières décennies, les tribalismes rapaces, les exploitations monumentales des personnes et de la nature, ainsi que des formes de violence collective inimaginables il y a encore quelques années sont devenus la norme. La racialisation des marchés mondiaux du travail et les déplacements forcés apparemment sans fin causés par le changement climatique, la famine, les génocides et l'effondrement des États conduisent à une situation où de nombreuses personnes qui quittent leur foyer à la recherche d'un moyen de subsistance sont contraintes à une vie d'esclavage. Ces cycles ont un schéma : on peut raisonnablement parler d'un triangle Racisme-Migration-Esclavage (RME).

L'indice mondial de l'esclavage 2023 de Walk Free estime le nombre d'esclaves dans le monde en 2021 à quelque 50 millions, y compris ceux qui sont piégés dans des situations de travail forcé et de mariage forcé. Cela représente une augmentation de 20 % par rapport aux chiffres de 2018 de la Fondation. Alors même que le monde s'enfermait pour faire face à la pandémie de Covid-19, cette sphère d'activité humaine moralement catastrophique s'est développée. Aucune crise n'est assez dévastatrice pour empêcher les gens de s'acheter et de se vendre les uns les autres.

Les racialisations et les racismes voyagent avec les migrants, qui pourraient bien se retrouver reclassés, repoussés, victimes de trafics et souvent réduits en esclavage ou ré-esclavagisés au cours de leur périple à travers le monde. La montée mondiale de l'ultranationalisme et du fascisme n'a fait qu'aggraver ces tendances. La rhétorique à laquelle sont confrontés les migrants à leur arrivée (si jamais ils arrivent) n'a guère changé au fil des ans : scepticisme quant à leurs motivations et aux dures réalités qu'ils fuient, suspicion injustifiée quant à leur comportement, rage incontrôlée face à leur simple présence.

Le problème réside en partie dans le fait que ceux d'entre nous qui ne sont pas obligés de se déplacer pour survivre imaginent rarement qu'ils pourraient être affligés de tels chagrins : qu'ils pourraient être réduits en esclavage ou contraints de fuir leur vie habituelle pour ne plus jamais y revenir.

Des changements de pensée et d'action s'imposent d'urgence. Que se passe-t-il lorsque nous considérons l'autre race comme un migrant et un esclave potentiel ; le migrant racialisé et un esclave potentiel au lieu d'un simple risque pour la sécurité ; l'esclave un migrant racialisé qui a plus en commun avec nous que nous ne voudrions le croire ? Comment nos politiques et pratiques actuelles nous empêchent-elles d'être attentifs à ce que ces nouvelles habitudes de pensée pourraient révéler ?

Nous dépensons des sommes considérables, du temps et de l'énergie pour des formes de plaisir - la Coupe du monde, les Jeux olympiques, etc. - tout en négligeant la souffrance de ceux qui les rendent possibles. Il y a plus de trois siècles, La Bruyère disait déjà : "Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères". Retrouver ce sentiment de honte et se déshabituer des misères qui nous entourent serait un bon début pour habiter le monde non seulement différemment, mais mieux.

 

Références

 

Boltanski, Luc. Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production de l'idéologie dominante ». Paris : Demopolis, 2008.

Dostoïevski, Fiodor. La Maison des morts : un roman en deux parties. Traduit par Constance Garnett. Londres : Heinemann, 1915.

La Bruyère, Jean de. Œuvres complètes. Édité par Julien Benda. Paris : Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1934.

Walk Free. L'indice mondial de l'esclavage 2023. Fondation Minderoo, 2023. https://walkfree.org/global-slavery-index