#15 ans de l'Institut - Petros Stangos - Le dérèglement climatique, le juge et la citoyenneté

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Dans le cadre de la célébration des 15 ans de l'Institut, un appel à contributions a été soumis à tou.tes les ancien.nes Fellows et membres du Conseil Scientifique. Une simple demande, produire un court texte sur un des thèmes suivants :

  • Variation autour de « Habiter le monde autrement »
  • Imaginaire : que sera devenu l’Institut d’études avancées de Nantes dans 15 ans ?

Voici leurs réponses !

ALLEE JACQUES BERQUE SOIR

Le dérèglement climatique, le juge et la citoyenneté

Petros Stangos

Le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l'homme rendit un arrêt contre la Suisse qui fut largement commenté dans la presse et sur les réseaux sociaux. 

Dans cet arrêt,  le gouvernement de Berne fut reconnu coupable de violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) qui protège la vie privée et familiale, pour ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour protéger ses citoyennes -requérantes devant la Cour - contre les effets du dérèglement climatique. Le gouvernement suisse était attaqué par l'ΟΝG Aînées pour le Climat Suisse, qui rassemble 2 500 femmes, majoritairement âgées de plus de 70 ans. Le monde entier a vu les photos des requérantes, aux cheveux blancs, célébrer sur les marches de la Cour l’arrêt qui leur donnait raison.

 

Ni les dames de l'ONG suisse, pas même l'auteur de ces lignes (!), ne seront en vie lorsque le dérèglement climatique développera pleinement ses effets destructeurs dans les 20 à 30 ans à venir. Ceux-ci seront subis par nos enfants qui, aujourd'hui (comme nous d’ailleurs, les "70naires plus"), commencent tout juste à ressentir un certain bouleversement des modes de vie en raison du dérèglement climatique, une certaine aggravation de nos vulnérabilités individuelles et collectives face aux catastrophes naturelles, face au sevrage des énergies fossiles, aux inégalités climatiques, à la perte de la biodiversité.

 

Le jour-même où l'arrêt Aînées pour le climat Suisse était prononcé, la Cour rejeta en tant qu’irrecevable, pour des motifs de procédure tout à fait raisonnables, la requête de six Portugais âgés de 16 à 19 ans contre 32 États parties à la CEDH. Ainsi, ne se prononça-t-elle pas sur la menace que les six jeunes hommes et femmes disaient sentir peser sur eux en raison du changement climatique.

 

Pourtant, deux semaines plus tard, deux universitaires français de renom, militants de la société civile contre les forces aggravant les conditions climatiques, réfléchirent sur le changement climatique et les générations futures : depuis les colonnes du Monde, ils appelèrent les citoyens à se mobiliser à l'occasion des prochaines élections européennes et à exiger de leurs gouvernements et des institutions de l'Union européenne de créer, au sein de la Commission européenne, le poste de Commissaire européen pour les générations futures. Ce commissaire agirait comme relais des intérêts des générations futures à travers l’Union. Pour ce faire, il serait ouvert aux contributions directes des citoyens et des ONG concernés :ées par les implications à long terme des (in)actions de l’UE sur le  climat. Son rôle renouvellerait la vision de l’avenir de l’Europe en embrassant les processus de participation citoyenne, les processus délibératifs et les techniques de « futurisation », pour garantir une transition soutenable vers cet avenir.

 

Le contentieux climatique à l’échelle de l’Europe (échelle tant nationale que supranationale), ainsi qu’au-delà de celle-ci (en Amérique Latine en particulier, avec la saisine de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme) ou à l’échelle universelle (saisine de la Cour Internationale de Justice et du Tribunal International du droit de la mer), s’accélèrera dans les années à venir. L’expérience acquise en matière de saisine des juges régionaux ou internationaux dans le domaine du changement climatique a des effets se limitant, quasi-exclusivement, à la sphère médiatique. Cependant, ce contentieux présente un aspect bien plus grave que celui de l'applicabilité limitée des décisions de justice en question.

 

En effet, plus le juge intervient et se prononce dans un domaine, moins il reste de questions importantes susceptibles d’être prises en charge et résolues par l’action citoyenne et démocratique. Plus sincèrement et concrètement : si autant de problèmes, tels que ceux liés à la crise climatique, sont renvoyés devant les juges, c’est parce que les citoyens ne font pas correctement leur part du travail. En substance, il faut à tout prix trouver un équilibre intergénérationnel en matière de prévention de la destruction du climat et, à long terme, de la destruction de la vie sur la planète. Indépendamment du travail remarquable accompli par les juges internationaux et nationaux des droits de l'homme, la vigilance permettant d'améliorer les conditions climatiques et environnementales de la vie, au présent et à l’avenir, doit nécessairement être le fait de la société entière (ou encore réalisée par un jeu de checks and balances) : le respect des conditions climatiques et environnementales saines et durables doit être garanti par les citoyens ordinaires. Ceux-ci agiront au moyen des armes que sont le suffrage universel et les méthodes d’action de la société civile. C'est ainsi que l'on pourra échapper au cercle vicieux du contrôle des actes ou omissions des États que Karl Marx décrivait déjà, il y a plusieurs siècles, dans Les Thèses sur Feuerbach : Qui contrôlera les contrôleurs ? Quis custodiet custodes ?       

Petros STANGOS