#15 ans de l'Institut - Guido Nicolosi - Habiter le monde médiatisé

Catégorie Publication

Habiter le monde médiatisé 

Guido Nicolosi

Vivre dans le monde contemporain, c’est aussi y vivre de manière médiatisée. 

Loire

La mondialisation implique un nouvel « import-export » culturel qui nécessite de repenser les concepts traditionnels de vie et de frontières, dans un monde de plus en plus caractérisé par des flux d’hommes, d’images, de symboles, etc. (Clifford, 1997). Cela ne signifie pas la fin d’un monde fait d’habitudes, d’attachements, d’appartenances, de lieux ou d’affections. Il s’agit simplement de souligner que le monde a pris une configuration beaucoup plus dynamique que dans le passé et que ce dynamisme est à la fois matériel (le mouvement des corps et des objets à travers les lieux) et immatériel (un mouvement d’entrée/sortie des images et de la communication). Cette nouvelle configuration touche tout le monde et concerne aussi bien les grandes mobilités (migrations) que les petites mobilités quotidiennes. Les nouveaux médias numériques se présentent comme une infrastructure fondamentale (pas la seule, il suffit de penser aux moyens de transport) de cette nouvelle configuration. Pour cette raison, la sociologie doit apprendre à lire le « social comme mobilité » (Urry, 2007), en reconnaissant la porosité des frontières traditionnelles (locales et nationales) et en interprétant au moins cinq formes interdépendantes de mobilité :

• les mouvements physiques des corps ;

• le mouvement physique des objets ;

• les voyages imaginatifs (à travers les médias traditionnels) ;

• les voyages virtuels (grâce aux nouveaux médias numériques) ;

• les parcours de la communication mobile.

Un monde fortement connecté comme le nôtre a fait émerger une nouvelle forme de présence par rapport à la classique dichotomie présence/absence : la « présence connectée ». Il s'agit d'un modèle dans lequel le lien social se construit à travers de multiples modes de communication et dans lequel la coprésence peut coexister au même niveau qu’un échange communicatif « immatériel ». Dans cette perspective, nous dit Licoppe (2012), la présence ne s’oppose plus à l’absence, mais au silence. Toutefois, les implications critiques de l’omniprésence et de l’ubiquité des nouvelles technologies numériques sont multiples (Turkle, 2011). Les acteurs sociaux se tournent vers les nouvelles technologies pour combler un vide, mais à mesure que la technologie devient plus présente, nos vies émotionnelles ont tendance à disparaître : de nouvelles relations perturbantes entre amis, amants, parents et enfants, et de nouvelles instabilités dans la façon dont nous concevons la vie privée et la communauté, l'intimité et la solitude. De nombreux auteurs tirent la sonnette d’alarme, racontant une histoire de bouleversements émotionnels, de risques pris inconsciemment, de relations en présentiel rendues superficielles pour donner de l’espace et du temps à celles en distanciel, inévitablement vécues de manière tout aussi superficielle. 

Mais ce n’est pas le seul défi que nous pose l’omniprésence des médias numériques. Nous vivons dans un monde dans lequel les tâches de traitement, d’accumulation et de récupération d’informations s’effectuent de plus en plus, voire entièrement, dans le contexte des réseaux, des appareils numériques et de l’intelligence artificielle. Les enjeux sont évidemment très élevés. En fait, il ne s’agit pas seulement de comprendre quels sont les risques d’un éventuel affaiblissement cognitif de notre capacité à nous souvenir et donc aussi à connaître le monde. Nous faisons aussi et surtout référence à la nécessité de comprendre quels sont les mécanismes déjà en place pour le contrôle et la possession de notre mémoire, de la mémoire sociale, culturelle et collective. La question est : que reste-t-il de notre identité lorsque nous cessons d’être propriétaires de notre mémoire ? Si, en tant qu’individus et en tant que communauté, nous ne possédons plus les archives de nos mémoires, mais seulement l’usufruit, garanti par le simple accès aux archives immatérielles. Cela me semble être une question d’une importance capitale pour comprendre comment habiter le monde de demain.

Références

  • Clifford, J. (1997), Routes: Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Harvard University Press, Cambridge (MA).
  • Licoppe, C., Les formes de la présence, «Revue française des sciences de l’information et de la communication», 1, 2012, pp. 2-17.
  • Turkle, S. (2011), Alone Together. Why We Expect More from Technology and Less from Each Other, New York, Basic Books.
  • Urry, J. (2007), Mobilities, Polity Press, Cambridge (UK).
Guido NICOLOSI