#15 ans de l'Institut - Anna Krasteva - Homo Viator ou habiter le monde réel comme imaginaire

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Homo Viator ou habiter le monde réel comme imaginaire

Anna Krasteva

Peut-on habiter à la fois la terre et l’imaginaire, le réel et le désir du réel ? 

ANNEAUX DE LA MÉMOIRE

Homo Viator a forgé sa réponse par sa mobilité qui n’est pas migration, mais parcours, traversée, exploration. Dans ce réel-imaginaire, la montagne et la rivière deviennent paysage et poétique, la temporalité n’est pas rythmée par les institutions, mais par le désir.

  • Vous avez dit, la première fois que je suis né, qu'est-ce que cela signifie ?
  • Je suis né pour la première fois au Brunei, répète Zeeshan. La deuxième fois je suis né dans le monde entier. Donc je viens de partout. Le monde est ma maison.

Ce merveilleux extrait de Crime d’honneur d’Elif Shafak annonce « la naissance » d’Homo Viator. Cette naissance symbolique est poétique. Sa naissance est aussi théorique : le voyage se transforme d'aventure en théorie, comme dans le livre Théorie du voyage de Michel Onfray (Onfray 2007) et nombreuses publications (Amar et Hatchuel 2010, Dortier 2012, Llerete 2012, Krasteva 2024). Cette naissance est politique car elle encourage les voyages et restreint les autres formes de mobilité, comme l’asile et la migration. Cette naissance est économique quand elle favorise le tourisme, les croisières et toutes sortes d’offres alléchantes qui attirent toujours plus de consommateurs dans toujours plus d’économies, et toujours plus d’économies dépendant toujours plus de la soif de voyage formée et encouragée.

Homo Viator fait l’objet de nombreuses interprétations, je les résumerai en quatre perspectives : analytique, sociocritique, citoyenne et existentielle. La perspective analytique représente Homo Viator comme porteur et représentant de tendances clés de la société contemporaine, telles que la déterritorialisation, la mondialisation et l'individualisme (Augé 2012). La critique sociale se concentre sur le caractère construit d’Homo Viator. Une immense « industrie » est mobilisée pour produire le consommateur des produits de la mobilité : « … des routes, de nouvelles routes explorant sans fin, sans vergogne, comme si tout ce qui comptait était d’être ailleurs » (McEwan 1998 : 64).

« Il n’y a vraiment rien que j’aime plus que d’être sur la route. » Ainsi écrit une voyageuse bulgare sur son blog de voyage. Ce que l’interprétation citoyenne met en évidence dans son expérience post-communiste, c’est le fait que cette mobilité est devenue possible avec l’avènement de la démocratisation. La transition d'une société fermée à une société ouverte est comprise comme transition d'un monde petit, immobile et hostile à un monde grand, mobile et attirant. Homo Viator post-communiste vit la mobilité comme liberté. 

« Pour oublier une relation, certains tentent la promiscuité sexuelle, j'ai essayé la promiscuité géographique » écrit Gueorgui Gospodinov dans le roman La physique de la mélancolie. Du taoïsme à nos jours, la route est chargée de signification existentielle. La route comme quête, découverte, reconstruction, et la route comme « géographie » interfèrent comme par magie. Il n’y a pas de relation logique ou causale entre mouvement dans l’espace et transformations identitaires, mais il existe une poétique et une éthique de la route.

Homo Viator est une figure contradictoire tissée de mondialisation, politiques, quêtes identitaires, pratiques démocratiques, imaginaire et poétique. Homo Viator séduit par l'utopie d’habiter un monde où l'acteur central est l'individu doté de la volonté et de la capacité d'être l'auteur de ses projets existentiels et mobiles.

Références

  • Amar, G. , and Hatchuel, A. (2010) Homo mobilis. Le nouvel âge de la mobilité. Limoges : FYP éditions.
  • Augé, M. (2012) Pour une anthropologie de la mobilité. Paris: Rivages poche.
  • Dortier, H.-F. (2012) Homo viator. In :  Sciences humaines 240, no. 8 (2012): 8–9.
  • Lherete, H. (2012). Le sens de la marche, In : Sciences humaines 240, no. 8.
  • Krasteva, A. (2024) Homo Viator: Identities, Imaginaries, Poetics. In: Maeva, M., M. Slavkova, and M. Hristova (eds.) (2023) Between the Worlds of Old and New Homes. Vol. 5, Sofia: IEFSEM - BAS & Paradigma, 12-29. 
  • McEwan, I. (1998) Amsterdam. London: Jonathan Cape.
  • Onfray, M. (2007) Théorie du voyage. Poétique de la géographie. Paris: Poche.
Anna KRASTEVA